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LA MACHINE

Pour ceux qui n'ont pas peur de lire un texte plus long, ce récit de SF de contenu politique. Donnez moi votre avis. merci
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LA MACHINE



C’est une machine gigantesque. Peu de personnes peuvent imaginer toute la place qu’elle occupe dans la ville : car ils n’en connaissent que la surface et en ignore les ramifications souterraines. Moi qui ai vu les plans très anciens qu’on ne peut consulter que sur les dossiers secrets des antiques cadastres, dans les mémoires des ordinateurs archaïques du dernier étage de l’immeuble municipal –encore faut-il le code d’accès -, moi qui les ai vus, je sais qu’elle s’étend jusqu’à la forêt du nord et qu’elle prend racine au barrage hydro-électrique où je suppose qu’elle puise son énergie. Peut-être que d’autres unités ont été construites ensuite, qui ne sont pas portées sur ces plans. C’est ce que pense Onokénos, mon coéquipier.


C’est une machine énorme. Il a fallu des années pour en imaginer le plan, d’autres années pour en construire les pièces mécaniques et fabriquer les éléments électroniques, et d’autres années encore pour assembler le tout et créer cette organisation complexe installée en surface et qui rampe en sous-sol, où elle s’enfonce. Quand on se promène au pied de la machine, on est tout petit : le moindre rouage dépasse notre faible mesure. Le son qu’elle produit, sourd, régulier, mesuré, est celui d’un organisme vivant, comme un flux qui bat. Mais quand on s’y promène, on perçoit d’autres bruits, ici des grincements faibles comme des plaintes, là des halètements, plus loin des cliquetis de roulements.


C’est une machine fantastique. Ceux qui, téméraires, ont voulu visiter ses entrailles sans suivre les chemins indiqués pour en assurer la maintenance, ont raconté des histoires- je parle de ceux qui en sont revenus – de mécanismes étranges, d’espaces incompréhensibles et parfois peuplés d’êtres inconnus… Mais on dit aussi qu’ils souffrent à leur retour d’une névrose des espaces confinés et sombres, où le temps distord la perception et accroît la relation émotive avec les choses au point de créer des sortes de divagations récurrentes. Certains ajoutent que les vapeurs chimiques qui s’échappent ici et là des tubulures gigantesques et de soupapes invisibles créent des hallucinations qui demeurent bien longtemps après le retour à la surface. C’est ce que croit mon coéquipier Onokénos.


C’est une machine essentielle. Des milliers d’ouvriers y travaillent. Des milliers d’employés s’activent dans les bureaux, qui organisent la production, gèrent les horaires, assurent les salaires.

Des milliers de personnes en vivent : ceux qui s’activent à la faire fonctionner, ceux qui l’alimentent, ceux qui distribuent sa production. Il faut y ajouter les familles qui vivent des salaires, les commerçants qui fournissent des biens de consommation à ces familles et permettent la mise en circulation de l’argent qu’elle distribue, et tous les services qui sont attachés au fonctionnement d’une société : transports, police, santé, éducation…Personne n’ose imaginer ce qui arriverait si la machine s’arrêtait. On prononce à ce sujet un mot ancien, qu’on ne trouve que dans les livres d’histoire, le mot « chômage ».


C’est une machine étonnante. On l’alimente avec n’importe quoi : entendez par là que dans l’énorme entonnoir qui lui sert d’orifice d’introduction –sa bouche, disent les uns, la gueule, pour les autres –en fait, cet énorme entonnoir que vous voyez là-bas au flanc de la colline, où monte et descend cette file de camions jaunes, dans ce creuset de trois cent mètres de diamètre, on peut enfourner n’importe quels matériaux . Et même des animaux morts. Les experts pensent qu’autrefois, à ses tout débuts, les ingénieurs l’ont conçu pour être un complexe de recyclage de détritus. C’est ce qu’elle continue à faire. Mais, comme il fallait l’alimenter, pensent-ils, on est allé chercher d’autres nourritures, parfois très loin, pour qu’elle continue à fonctionner. Et c’est parce qu’on a pu l’alimenter de quantités plus importantes qu’on a augmenté ses capacités de recyclage, créant ainsi, en surface, puis enterrant ses structures, cet énorme complexe.


Ce n’est pas une machine unique. Il en existe 13 autres sur le continent. Celle-ci est l’une des plus petites et des plus anciennes. La plus importante est construite dans la ville des Grands Lacs Intérieurs. La plus petite est une usine de bord de mer, qui utilise comme énergie le mouvement des vagues. C’est certainement ce qui explique qu’on n’ait pas réussi à l’étendre, faute d’une énergie qui puisse l’alimenter régulièrement. On sait que celle de la capitale –on utilise encore ce mot, car c’est la capitale historique du continent – couvre plus de 10000 km° , et que les autorités ont décidé récemment de prolonger sa partie souterraine jusqu’à la montagne, pour accroître , sinon sa production, au moins les emplois qui y sont attachés. Celle qui m’occupe possède une unité classée, ce qui lui donne un intérêt particulier : de nombreux scientifiques viennent l’étudier, qui seront les cadres futurs d’autres usines du même type sur notre continent ou sur les continents voisins. Nous savons qu’il existe au moins 75 machines conçues à partir du même prototype sur la terre. Je dis au moins parce que certains états ne déclarent pas toutes leurs machines, dont les objectifs de production sont parfois cachés ou maquillés. Dans l’absolu, on peut lui faire fabriquer n’importe quoi. C’est normal, assure Onokénos, mon coéquipier, puisqu’elle avale n’importe quoi.

Tous les continents ont leurs machines. C’est ce que disent les Inspecteurs, qui se réunissent une fois l’an pour faire le point et compléter la carte mondiale des machines. Onokénos dit que cette carte ne sert à rien.




La Machine, comme toutes celles qui existent sur la terre, est mystérieuse. Personne ne sait qui l’a construite. Seuls les plans ont été conservés dans l’immeuble municipal. Mais les archives qui concernent le fonctionnement global, le suivi des travaux et même les adjudications et contrats qui ont lié la ville aux entreprises qui l’ont construite, rien de cela n’existe plus. Peut-être n’y a-t-il jamais eu de contrats, ni de votes. Mais les entreprises de travaux publics devraient en avoir gardé des traces : elles sont introuvables. Onokénos pense qu’elles ont été détruites soigneusement. Beaucoup pensent comme lui.

Son fonctionnement lui-même reste une énigme. La plupart des experts pense qu’il est régulé par une sorte d’ordinateur central comme on en fabriquait encore il y a deux siècles : sa base serait celle d’un ordinateur individuel des Premiers Ages Informatiques (P.A.I.) à qui on aurait adjoint des extensions de plus en plus élaborées. Mais la base serait restée identique, ce qui explique un fonctionnement simple, ne visant qu’à sa propre expansion, et sans problèmes majeurs. Ce qu’on ne trouve pas sur les appareils actuels, d’autant plus fragiles qu’ils sont plus sophistiqués : comment voulez-vous travailler sainement avec un robot qui a des états d’âme !Pour en revenir à la machine, les spécialistes qui se sont penché sur son « cerveau » ont constaté qu’aussi simple qu’il soit, il a réussi à coloniser la colline où elle est installée de façon si parfaite que les roches elles-mêmes sont devenues partie intégrantes du tissu informatique de la machine. En effet, d’après les analyses du sous-sol menées par d’éminents professeurs en champs magnétiques de notre Université, il apparaît que le « cerveau » de l’ordinateur tient dans un cube de 50 cm de côté, mais que les champs magnétiques induits par son fonctionnement forment une sorte de toile d’araignée qui s’étend sur plusieurs dizaines de kilomètres, jusqu’à la limite du désert. Comment la Machine transforme-t-elle roches, sédiments, minerais et composés du carbone en nano-processeurs ? Est-elle capable, seule, de construire, d’organiser, de gérer un tel programme ?


La Machine est un complexe autoréparateur. Hormis les équipes d’entretien, qui suivent une routine établie depuis longtemps ou obéissent à des directives venues du Haut Pouvoir et fournies par l’ordinateur central de la machine, il semble qu’elle produise elle-même les pièces qui se détériorent et qu’elle remplace pour l’essentiel sans techniciens. Des secteurs entiers sont fermés parfois durant des mois aux équipes d’entretien, où l’on entend des bruits formidables, jusqu’au moment de la remise en fonctionnement normal du secteur réparé. On peut penser que la machine a fabriqué des robots qui remplacent les pièces défectueuses. Pourtant, des bruits courent de silhouettes furtives surprises à proximité des secteurs interdits, qui accréditent la thèse d’équipes souterraines issues de peuples inconnus. Mais il se peut qu’il s’agisse simplement de robots à silhouettes humaines, fabriqués par la machine. Onokénos n’est pas le seul à penser ainsi.


La Machine est une source d’interrogations inépuisables. Par exemple, une question simple et que chacun se pose est celle-ci : que fait-elle de tout ce qu’engloutit sa gueule géante ? Si l’on s’en tient à ce qu’elle fournit aux hommes, c’est peu de chose. On imagine pourtant qu’elle recycle les différentes catégories de matériaux qu’elle avale selon des schémas de transformation différenciés. Ainsi les métaux et minerais devraient fournir des lingots, tubes, rails, plaques…métalliques. Or, à la fin de la chaîne, rien n’apparaît qui puisse faire penser à un métal quelconque. Aucune trace métallique dans sa production visible. Sauf à admettre qu’elle transforme les métaux en autre chose, on est conduit à penser qu’elle stocke les produits métalliques on ne sait où, ou qu’elle les transforme en pièces à son propre usage.

Même constatation en ce qui concerne les produits organiques. Que fait-elle du bois, des plastiques et de tout ce qu’engendre une civilisation qui ne connaît plus, hormis des utilisations périphériques, que le synthétique ?


La production de la Machine est en effet un problème. Il est facile de mesurer la quantité d’énergie qu’elle utilise, au moins pour ce qu’on en connaît. Il est facile d’additionner les camions qui montent à l’entonnoir et de calculer ce qu’elle ingurgite. Il est facile, de même, d’établir la liste des personnes qui y travaillent pour savoir ce qu’elle coûte en heures et en salaires. Mais, s’intéresse-t-on à ce qu’elle produit réellement qu’on aboutit à l’incertitude, au mieux, à l’aléatoire, certainement ; à la dépression plus sûrement. Car, croyez-moi si vous voulez, moi qui me suis penché depuis très longtemps sur l’organisation de la Machine, j’en suis arrivé à une conclusion si aberrante que je n’ose pas la faire figurer dans mon rapport.

En vérité, pour la partie qui concerne les habitants de la cité, la Machine ne produit que des cubes - dont les dimensions peuvent être modifiées par un simple réglage- d’une matière translucide, parfois verdâtre, d’autres fois bleuâtre, dont la composition chimique est, jusqu’à ce jour, indéterminée (la formule la plus proche est celle d’un composé du carbone de type Lycra, mais sans presque de carbone ) et dont l’utilisation pose question.

Attention, je ne dis pas qu’on ne se sert pas de ces cubes. Au contraire.

Dissoute dans l’eau, on ajoute la substance à la nourriture afin d’en lier les composants, comme une gelée, et sans aucun apport d’énergie. Vous imaginez le genre de nourriture.

Compressée, on peut la transformer en dalles, briques, plaques, tout matériaux de construction qu’un simple vernis suffira à protéger pour quelque temps. Car la substance est très autobiodégradable : tout dépend du degré d’humidité et de la lumière.

Elle peut servir aussi pour la décoration, intérieure il va sans dire. Mais sa durée de vie est très courte, et sa fragilité telle qu’il est plus coûteux de la protéger que de s’en servir. Elle est d’ailleurs vendue un prix dérisoire.


La Machine - j’en suis venu à cette conclusion - par ce qu’elle produit, ne sert à rien.

Sa présence ne se justifie que par le travail qu’elle fournit à des milliers de personnes, maintenant ainsi une organisation sociale stable et un niveau de vie décent à une majorité des habitants de cette ville.

Bizarrement, quelle que soit sa production, et le coût réel de son fonctionnement, puisque cette machine- mais je peux parier que les treize autres sont d’un type très proche- ne produit rien qui puisse être qualifié d’utile, sinon le travail qu’elle donne, la conclusion de mon étude, qui masquera ces interrogations, sera qu’il faut développer la machine, en construisant un second barrage au dessus du premier, afin de lui fournir plus d’énergie au moindre coût. Seul moyen d’augmenter sa rentabilité, sinon sa productivité. Encore qu’on puisse améliorer sa productivité si l’on parvient à augmenter sa production connue plus vite qu’on ne fera croître le personnel : il suffira simplement d’augmenter les cadences de chargement par l’entonnoir.

« Comment peut-on augmenter la productivité d’un truc qui ne sert à rien ? » C’est ce que me demande souvent Onokénos, mon coéquipier.

Que voulez-vous que je lui réponde, qui ne mette pas à mal tout ce qu’on nous enseigne à L’Université ? Moi qui fus en étudiant en «  Ecologie des Déséquilibres », je me trouve en porte à faux quand je dois parvenir à un bilan positif pour une machine qui, si on se réfère aux normes universitaires, est un non-sens à la fois économique et écologique.



La Machine est en effet une calamité pour l’environnement. Pour l’alimenter, la ville est obligée d’exploiter de plus en plus loin et de façon irraisonnée les ressources naturelles qu’elle transforme. Attention, je ne dis pas qu’elle a été créée pour nuire à l’environnement. Si on suppose que son objectif premier fut de recycler les déchets d’une civilisation ancienne, et seulement les déchets, on peut affirmer qu’elle participe encore aujourd’hui du principe de la lutte contre la dégradation des milieux naturels. Mais la place qu’elle a pris dans notre système économique actuel, plus sophistiqué, s’inscrit à l’encontre des principes qui ont présidé à sa construction, puisqu’elle participe à la destruction des espaces qu’elle a elle-même protégé. Surtout si on sait que l’exploitation des régions ouvertes se fait selon les vieilles techniques de la colonisation, chassant les populations animales et humaines indigènes, pour extraire et importer systématiquement, et sans aucune étude préalable sur l’impact écologique de cette exploitation aveugle. Si bien que mon rapport établit clairement, cartes à l’appui, que le fonctionnement de la Machine, donc de la ville, entraîne l’expansion d’une zone désertique qui s’étend aujourd’hui sur plusieurs milliers de kilomètres carrés autour de la zone urbanisée.. Onokénos ajoute : « Et sans aucune utilité pour la ville ».


La Machine est aussi un casse-tête financier. Où prendre les ressources financières qui permettront son extension géographique ?. Presque toutes les ressources de la ville sont utilisées pour payer les employés et les ouvriers des structures de production. Où prendre l’argent qui financera les travaux des nouvelles installations, le barrage supérieur, les turbines ? Il faudra payer des ouvriers supplémentaires, acheter des matériaux, puis assurer le fonctionnement de la nouvelle tranche en fonctionnement. Or l’essentiel des ressources de la ville proviennent d’une taxation qui se fait à deux niveaux : taxation sur les salaires, à la source, ce qu’on appelait dans les grimoires « l’impôt », taxation des biens de consommation au niveau marchand. Mais les produits en circulation sont rares puisque l’essentiel de la distribution des biens est assuré par les structures collectives qui ont mis en place, il y a longtemps, des machines de distribution automatiques : ce sont elles qui livrent, par simple pression sur le clavier d’une machine individuelle, l’essentiel des produits manufacturés- devenus pratiquement inusables- et une partie de la nourriture.

Pour les vêtements par exemple, il existe un appareil par quartier où vous déposez votre vêtement usager et qui, à partir du tissu aussitôt recyclé, vous livre une nouvelle combinaison dans les dix minutes qui suivent. La perte d’énergie et de matière est infime et le coût, faible, est recouvert par les taxes dont je parlais précédemment.

Une autre partie de l’économie est représentée par le troc : les temps de loisir permettent à chacun de produire un certain nombre d’objets, de services ou de nourriture. Celle ci s’ajoute aux produits synthétiques fournis par la Machine – la gelée – ou par des sortes de robinets encastrés dans les logements. Le troc, bien sûr, échappe à l’ « impôt ».

Des besoins faibles, le plus souvent couverts par des structures collectives, des taxes quasiment inexistantes : comment financer les travaux prévus alors qu’ils sont essentiels pour fournir un travail à une augmentation nouvelle de la population de la ville ?


Car c’est de cela qu’il s’agit. Et c’est pourquoi on m’a demandé ce rapport sur la place de la Machine dans notre système socio-économique.


La Machine, aussi discutable que puisse être son fonctionnement et ses effets de nuisance, est en effet un élément essentiel dans notre équilibre social : c’est elle qui fournit la plupart des emplois directs, une partie non négligeables des emplois indirects, donc la plus grande partie de la masse salariale, à laquelle s’ajoutent statut social, hiérarchie, valeur du travail, toute chose qui tendent à préserver l’équilibre de notre société.

Le paradoxe, pour moi qui suis remonté très loin dans l’Histoire de la Machine, c’est que cet équilibre est dû à l’existence ancienne d’une Unité de Transformation des Déchets, certes modernisée et agrandie, mais qui date d’époques archaïques où le système économique, les structures et les valeurs sociales étaient complètement différentes.

Onokénos pensent que je me trompe en cela.


La Machine est un objet de discorde. Onokénos n’est pas d’accord avec moi. Nous en avons souvent parlé. Et nous reconnaissons tous deux que la plupart des arguments qui nous rangent dans l’un ou l’autre camp ne sont pas du domaine du rationnel.

Les arguments rationnels sont limités, On peut les résumer ainsi :

Pour, les partisans de l’ordre social, ceux que j’appelle les conservateurs, dont je suis, et qui souhaitent le statut quo, avec une expansion limitée, ils disent raisonnée, de la Machine.

Contre, les progressistes, qui souhaitent la disparition programmée de la Machine, essentiellement parce que le vote de cette disparition permettrait un renouvellement des cadres économiques et politiques de la ville, en poussant vers la retraite les conservateurs du Conseil : vous voyez que l’argument, s’il est raisonnable, n’est pas lié directement à la Machine, mais plutôt à la place des pouvoirs au sein du système social.

Les progressistes sont d’ailleurs en moyenne plus jeunes que les conservateurs, qui se servent aussi de la Machine comme enjeu pour garder le pouvoir.

Les progressistes sont appuyés par les néo-écologistes – les crypto-écologistes ayant installé la Machine, il fallait bien changer d’étiquette -, une force d’appoint faible par le nombre mais très influente auprès des médias, donc, peut-être, de l’opinion. Mais cette influence est difficile à mesurer. Elle fluctue avec les scrutins et leurs enjeux : les néo-écologistes ne sont jamais clairs dans leurs options, d’où la réserve de l’électorat, malgré la sympathie de la population.


La Machine divise notre équipe de recherche, comme elle divise l’opinion de cette ville. Je suppose qu’il en est ainsi de toutes les villes où il existe une telle machine, ou une autre qui lui ressemble.

J’ai obtenu deux certificats d’analyse comportementale et rédigé à ce propos une thèse de doctorat sur les « Rapports entre les comportements et le cerveau reptilien ».

Je peux, sans trop exagérer, dire que les choix d’Onokénos pour le démantèlement de la Machine sont plus liés à une conduite archaïque née dans une partie animale de son cerveau qu’à un raisonnement scientifique. Même si les arguments qu’il présente avec rigueur dans une discussion sont effectivement du domaine de la logique, ce qui lui permet de se classer dans les progressistes. Par exemple, quand il avance que la Machine est un système de destruction de l’environnement –ce qui est vrai – on devine qu’au-delà de l’environnement, c’est la peur viscérale de l’extension du désert qu’il craint, lui-même ayant vécu, enfant, à la limite des sahels mouvants, au sud du Pays. Il me dit alors qu’on va plonger dans des bouleversements écologiques, pour lui une sorte d’inconnu apocalyptique. Ce qui est un argument de conservateur.

Je lui rétorque qu’en supprimant la Machine, on entre dans une période de déséquilibres économique et sociologique bien plus graves, qui peuvent se révéler, à terme, encore plus catastrophiques pour l’environnement.

Mais je sais bien, moi aussi, que cet argument masque mal la crainte que j’ai de voir remis en cause ma place dans la société – je suis Conseiller de grade 1 –et surtout l’autorité qui me permet d’oublier, dans le travail, le manque d’assurance qui me handicape dans mes rapports personnels en dehors du monde professionnel.


La Machine est ainsi au centre des discours des leaders des partis qui s’affrontent pour le pouvoir : le garder ou le prendre.

C’est un enjeu, même si le sujet du vote est bien éloigné de ce grave problème.

Ainsi, l’an passé, lors du référendum sur la proportion souhaitable de fonctionnaires dans la population active, par un ingénieux transfert –personne ne voulait parler directement de ce problème secondaire- , la plupart des officiels et des candidats ont parlé de la Machine.

Si je dis « problème secondaire », c’est que chacun sait très bien que tout le monde est payé, d’une façon plus ou moins directe, par le système collectif. En plus des fonctionnaires, dont je suis, dépendent de la ville tous les employés de la Machine, des services de nettoyage –payés par des entreprises privées qui reçoivent leurs subsides de la ville- de la sécurité, par le même système de redistribution, des associations d’animation, d’entraide, de culture, de sport etc.. subventionnées , les rares agriculteurs- dont les prix sont « stabilisés »par des aides -, les quelques commerçants, encadrés par la Municipalité en échange d’une sécurité des revenus, compensés pendant les périodes de crise –il y en a –par une Caisse adéquate….Il n’y a guère que les travailleurs-fantômes –on disait autrefois « au noir »- qui échappent à ce contrôle économique. Encore se comptent-ils souvent parmi les précédents : il est très difficile de survivre en dehors du système, sauf dans les secteurs illégaux. Qui sont très contrôlés, eux aussi, par une autre organisation… la même, disent certains.


La Machine est donc le sujet favori de nos conversations.

Et bien sûr, les leaders politiques s’en servent pour masquer des problèmes plus importants, au moins plus immédiats : malnutrition, dépressions, santé, éducation…cela fait bien longtemps qu’on ne parle plus de guerre : nous avons vendu, il y a plus de trois siècles, des machines un peu partout, après le Grand Cataclysme. On ne parle plus de culture non plus : les vidéhypno-transmission suffisent, avec un programme minimum, qui contient des informations effaçant de la mémoire le spectacle visionné. Economie de la Culture, Culture économique.

C’est ainsi que l’Hyper-Président l’an passé a étonné plus d’un électeur en proposant le retour du Droit de Chasse, aboli depuis 4 siècles, sur les 28 000 hectares de la Grande Réserve. Puis, devant les hauts cris –attendus – des progressistes, l’a reconverti en droit de chasse sur les 80 000 hectares qui jouxtent les limites nord de la ville. Dans un second discours, il a lié habilement ce droit de chasse à l’extension de la zone d’ « intervention » de la Machine, c’est le mot qu’il a employé. Zone d’intervention de 80 000 hectares au nord de la ville. C’était habile, parce que la part de protides alimentaires tend à décroître, ce qui explique certains problèmes de santé chez les enfants. Aussi parce que les néo-écologistes ont été pris en porte à faux sur la question du retour à des modes d’exploitation anciens, sur lesquels ils ont toujours été divisés. Enfin, il mettait à mal l’opposition progressiste, qui n’avait rien d’autre à proposer qu’une disparition de l’existant –la Machine -, ce qui est difficile à présenter à des électeurs qui cherchent une vision de l’avenir, radieux autant que possible.


La Machine est un faux problème, comme elle est une fausse solution.

Les plus éclairées de nos élites – surtout les plus honnêtes – conviennent que, si les conservateurs veulent augmenter les capacités de la Machine, ce qui semble le souhait de la majorité de la population, les progressistes, en annonçant son démantèlement, tentent de résoudre le problème en ouvrant un nouveau chantier dont ils ne donnent pas le calendrier –ils n’ont aucune idée de sa complexité, ni de son étendue, pas plus que de sa capacité à se défendre, quand on sait qu’elle peut s’autoréparer et trouver elle-même des sources d’approvisionnement souterraines, si on interrompt l’alimentation par camions.

Sauf à couper tous les circuits d’énergie qui l’alimentent, dont on peut imaginer qu’ils sont couplés avec ceux de la ville, et que personne ne connaît.

Si bien que le chantier de destruction nécessiterait autant de moyens, techniques, humains, financiers, que son extension, sans aucune garantie de résultats, sinon peut-être la disparition au mieux, des cubes translucides, perte peu considérable, au pire une guerre avec la Machine programmée pour sa survie.


C’est pourquoi, d’accord avec Onokénos, mon adjoint, nous avons décidé de présenter au Conseil un programme de réhabilitation de la Machine. Nous proposons son extension aérienne sur la partie nord de la ville, avec une alimentation électrique contrôlée par la ville depuis le nouveau barrage ; une politique d’aménagement des 80 000 ha pour ralentir la désertification prévue de la Zone. La gestion en sera confiée à un Comité Tripartite où seront représentés les chasseurs et les écologistes. C’est une idée d’Onokénos.

Enfin, un programme de transformation des productions de la Machine portera sur la diversification des utilisations de la matière translucide. L’une des pistes pourrait être d’améliorer sa résistance afin de réaliser des unités d’habitation moulées d’une seule pièce –comme on faisait des bateaux autrefois- qu’on pourrait ajuster et coller dans les alvéoles de nos immeubles, avant de monter les murs extérieurs. Le projet n’est pas une révolution , mais c’est un début de piste. Onokénos, qui aime à faire des petits croquis, a eu cette idée à La Bibliothèque en consultant une sphère de connaissance sur l’histoire de la marine. Le Cabinet d’Architecture qui travaille pour le Conseil travaille sur cette idée et joindra d’autres projets à notre étude.


Voici Onokénos qui arrive. Il me fait signe d’éteindre le système d’écoute centrale. Comme il habite la ville basse – c’est là qu’arrivent d’abord les nouvelles de l’extérieur, qui transitent par la ville souterraine, où habitent les plus basses classes –tous les matins, il m’apporte les rumeurs qui parviennent jusqu’à lui. C’est moi qui effectue le tri à mon niveau, pour répercuter au niveau supérieur ce qui doit parvenir aux services centraux concernés, en particulier le Service des Renseignements, que nous appelons entre nous «  les Cavaliers Occultes ».

Cette fois la nouvelle est d’importance, mais, si inquiétante soit-elle, elle va permettre à mes avis de s’imposer au Conseil.

Des nomades auraient vu des jets de vapeur s’échapper du plateau, à 40 km au nord de la montagne de la Machine. L’un d’eux s’est approché assez pour voir des tubes de métal percer le sol, d’où s’échappait la vapeur sous pression. Un autre aurait vu de furtives silhouettes grises disparaître dans une sorte de fosse.

Les services compétents, auxquels je transmets aussitôt la nouvelle, vont vérifier dans les secondes qui suivent.


La Machine est passée sous la montagne et poursuit seule son expansion.

Onokénos est content : il va devenir grade 1.

Je vais passer Chef de la Prospective.



26/05/2008
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